Responsable scientifique : B. Bossu – M. Dupuis

On sait la formule de Tocqueville : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande. » Indiscutablement, les revendications d’égalité sont un des traits les plus marquants de la société contemporaine. Elles s’expriment dans le droit – appelé à lutter contre les discriminations. Elles s’expriment contre le droit – producteur de distinctions.

Un des postes d’observation privilégié est certainement le droit du travail, et l’EREDS jouit, en la matière, une d'une expertise indéniable. D’une part, en effet, les discriminations ont alors une importance particulière en raison de la fonction alimentaire du contrat de travail. D’autre part, s’agissant d’un contrat conclu intuitu personae, sont pris en considération au moment de la formation du contrat des éléments constitutifs de la personne humaine envisagée comme un être à la fois physique, moral et social. Ces caractéristiques personnelles du salarié peuvent aller des aptitudes à remplir une fonction déterminée aux éléments les plus étrangers à l’emploi. Elles sont propices aux préjugés et aux appréciations subjectives, et l’employeur se retranche parfois derrière ses pouvoirs de chef d’entreprise par exemple pour refuser d’embaucher ou de former, pour sanctionner ou licencier un travailleur. En somme, le monde du travail est un monde dans lequel de puissants processus de sélection sont à l’œuvre en permanence : sélection à l’embauche, sélection au cours de la carrière, sélection lors de la rupture du contrat de travail. Le droit vient contrôler cette sélection en interdisant les discriminations notamment celles fondées sur l’état de santé ou le handicap. De ce point de vue, si la recherche d’informations d’ordre génétique ou l’utilisation de ces mêmes informations par l’employeur sous quelque forme que ce soit, mérite que l’on s’y arrête, c’est vers le droit commun de la discrimination qu’il faut se tourner pour trouver des éléments de solution – de sorte que peuvent être utilement sollicités des spécialistes d’autres matières que le droit social. L’utilité de croiser les spécialistes de matières différentes s’impose d’autant plus à l’esprit que le contrat de travail de droit privé n’est certes pas le seul mode assurant la subsistance des individus. En particulier, la question des discriminations se pose dans des termes relativement proches dans le cadre de la fonction publique ou, plus généralement, de l’emploi par des personnes publiques. C’est particulièrement vrai en raison de l’apparition de nouvelles modalités de rémunération des agents du secteur public qui fait une place croissante à la performance et à l’évaluation – selon des critères dont l'objectivité mériterait un examen critique (v. Les discriminations dans les relations de travail devant les cours d’appel : la réalisation contentieuse d’un droit fondamental, programme de recherche, 2011-2013).

La question des discriminations est enfin par nature au cœur des politiques de l’Union européenne. La notion irradie les questions sociales, économiques, les droits fondamentaux. Il pourra être particulièrement opportun d’associer les spécialistes du droit de l’Union à l’ensemble des travaux relatifs à la thématique « égalité ».

Par ailleurs, le droit de l’Union, et en particulier le principe de libre circulation au sein de l’espace européen, doit nécessairement être mis en rapport avec la question de l’égalité et du statut de l’étranger en général, domaine d’excellence de certains membres de l’ERDP. La possibilité de voir les droits de l’étranger restreints à raison de sa nationalité demeure d’une grande actualité. En principe, les discriminations sur le fondement de la nationalité sont prohibées et donc combattues par le droit. Mais des distinctions demeurent, parfois fondées sur la nationalité elle-même, parfois, et plus souvent, fondées sur le critère de la régularité du séjour. Alors, c’est le droit qui sera par certains contesté, au nom de l’égalité.  Les discussions actuellement relancées sur la question du droit de vote des étrangers illustrent parfaitement cette interrogation ; il en va de même, à l’évidence, de la lancinante question des droits sociaux.

Le droit procède par classifications et donc distinctions. C’est dire que la montée en puissance des revendications d’égalité met parfois à mal le principe même du droit. C’est dire surtout que, au nom de l’égalité, bien des règles de droit peuvent être contestées.

Le droit des personnes et de la famille est certainement un des terrains où la pression égalitaire se fait ressentir le plus nettement. Après l’égalisation absolue des statuts de tous les enfants, acquise sous la pression de la Cour européenne des droits de l’homme, c’est la question de l’égalité des couples qui est au cœur de l’actualité. En particulier, la question de la persistance de la condition de différence des sexes pour accéder au mariage reviendra inévitablement devant le juge, interne ou européen, et devant le législateur. En outre – mais les revendications sont parfois portées par les mêmes militants -, les distinctions entre les modèles conjugaux sont de plus en plus contestées. Il en va ainsi, en particulier, du monopole du mariage en matière de pensions de réversion par exemple.

Or ces revendications fondées sur le principe d’égalité sont susceptibles de toucher des pans de plus en plus nombreux du droit. Il suffit pour s’en convaincre de relever que, si la France a été condamnée à propos de la réduction de la part successorale de l’enfant adultérin, c’est en raison certes d’une violation de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, relatif à la prohibition des discriminations, mais aussi de l’article 1 du premier protocole additionnel à la Convention, relatif au respect des biens. C’est donc l’égalité dans le transfert des richesses qui est au cœur du raisonnement. On conçoit aisément comment, sur ces fondements, pourrait naître la tentation de contester les distinctions subtiles du droit fiscal ou du droit de l’aide sociale, par exemple. À nouveau, réunir des juristes des horizons les plus divers semble indispensable pour prendre l’exacte mesure du phénomène à l’œuvre. Dans le même esprit, la catégorisation des étrangers au regard du droit (ressortissant UE ou non ; existence de conventions bilatérales spécifiques ; étranger en situation irrégulière ou non, etc.) constitue une tentative du droit, souvent hésitante et toujours imparfaite, pour gérer et régir des distinctions qu’il contribue à mettre en œuvre – et dont la pertinence et la cohérence devraient être mises en question (v. Articulation entre le régime d'extradition et celui de l'exclusion du bénéfice du statut de réfugié. programme de recherche, 2010-2013).